En Vrac & sans Trac

textes & photos : ©RichardB

Autoportrait d’un inconnu

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Terrible gueule de bois ! Qu’avais-je ingurgité ? je me souvenais du Martini, du Porto et… et plus rien. La mémoire ne tient pas l’alcool et sombre vite sous les flots de Whisky… ah ! oui, il y avait aussi du Whisky ! Quelle stupidité, ces paris d’ivrognes ! Mais le bar est situé sous mon appartement et on m’y raccompagnait chaque soir de cuite. On me rapportait, serait un terme plus approprié. Quatre étages sans ascenseur, quatre-vingt kilos et quelques litres d’apéros à dos de poivrot. Les copains du bar, j’avais vraiment confiance en eux, jamais raté une marche ensemble.
Ce matin opaque, je me suis retrouvé au pied de mon lit, sur le chemin d’une énième résurrection quotidienne. Sans me cogner, j’ai évité la porte de la chambre entr’ouverte. Toujours entr’ouverte cette porte, avec angle agressif. Attention, porte, danger ! Remarquable comme réveil-méninges, ça actionne des réflexes de commando dès potron-minet. Avant, j’employais la technique dite de trouve-pantoufles pour que mon cerveau active ses neurones et mes pieds à la recherche des égarées. Mais pas assez de motivation. La porte elle, si on la prend une fois dans le nez, on doit s’en souvenir. Le tout c’est que personne ne modifie son orientation dans la nuit. Mais aucun risque, je vivais seul. Très seul.
Ensuite, la salle de bains pour éclabousser visage et carrelage, le salon pour lancer un CD de Rameau et la cuisine pour brancher la machine à café. Rameau, ça grandiose les matins tristes, ça virevolte les débuts de journée d’un tourbillon de violons. Rameau, c’est bon pour tous les matins du monde. Le soir, avant de descendre au bar, j’étais plutôt Pink Floyd.

Ce matin-là, j’ai écourté mon cheminement et je suis resté dans la salle de bains sans les Indes galantes
Les mains appuyées sur le rebord du lavabo, j’ai approché mon visage de la glace en décollant mes paupières ensommeillées et je suis parti à la recherche du blanc de mes yeux. Comme chaque matin, je n’y ai trouvé que voile d’eau-de-vie et traces de beuveries. Habituellement, à cet instant, je soupire fortement, referme les yeux avec grande lassitude et m’asperge d’une fraîcheur rédemptrice. Mais j’ai gardé les yeux ouverts. Attirés par leur double dans le miroir, hypnotisés par l’image d’un homme fatigué de ses trop courtes nuits. Un homme lâche, usé, vaincu. Un étranger qui s’invitait chaque jour dans ma salle de bains, se présentant comme un acolyte de fête. Une image à renier. Et acceptée. Délirium ? Non, sa consistance me faisait face, il installait son existence. Notre oxygène devenait commun, la glace s’épaississait, les ombres s’enfuyaient et les reliefs se creusaient. Nos traits se copiaient, blêmes sous la lumière blafarde que je m’étais promis de changer tant de fois. Pourquoi m’être attardé sur ce noir reflet ? Une soirée plus arrosée ? Un sursaut de conscience ? Ou l’âge, qui rend languissants les matins d’automne. Pourtant, quarante ans, ce n’est pas vieux. Sauf quand on se ridiculise dans un bar en pleurnichant sur les misères de sa vie. Une garce vous quitte pour un fumier ; un fumier, pas le même, vous harcèle au boulot avant de vous virer ; une garce, autre, de l’ANPE, qui se moque de vos recherches de travail. Enfin, quand le monde entier ne vous aime pas, on se sent vieux. A tout âge. et les Musiciens du Louvre.  Mais pas sans conséquence ! Chaque jour est éternité née.  Et l’éternité, faut pas la contrarier ! Un nouveau jour sans café, ça peut se faire, un début d’éternité sans Rameau, impensable ! Ce fut pourtant ainsi. Quelque chose capta mon attention et contraria mon rituel matinal.
Mais tout cela ne pouvait expliquer cette longue pause imprévue face à ce monde hostile qui tentait de s’approprier le mien. En pensant aux univers parallèles de Murakami, j’ai essayé de secouer ma tête, qui ne voulait bouger.
Hé ! double de toi, réveille-toi, tu somnoles dans ton lit, lunettes et livre en vrac sur le visage ! Non, la migraine tambourinait toujours sa chamade avec rancœur sur mes tempes. Et l’autre m’observait toujours. Ses yeux s’orbitaient de condescendance. Il semblait s’amuser de cet individu au regard inquiet dont il remuait la lâcheté. J’ai vu alors ma peur embuer la glace. Entre nous le tain s’est obscurci. Il a frissonné, plusieurs fois. Pas froid pourtant dans nos salles de bains. La pitié s’invitait au chaos de mes émotions. Que cachait donc ce regard qui craignait tant à se refléter ? Quelle peine purgeait-il ? Quel juge intransigeant l’incarcérait dans cette détestable copie d’homme ?
Des pensées affolées se bousculaient dans ma tête. Rameau, la porte entr’ouverte, le café, les copains, tout s’évanouissait. Mon être se désintégrait lentement. De l’autre côté du miroir, son corps devenait mien. Un corps ravagé, bedonnant, essoufflé dès le deuxième étage ; un corps qui en fait m’importait peu. Mais mon âme, toute tâchée de jus d’alcool qu’elle fût, pas question de l’abandonner ! Avant, elle était belle, mon âme, pure même. Je revendiquais toujours son passé, je clamais ses jours heureux. Ceux des genoux écorchés, ceux des acnés de jeunesse, de la première paume sur la rondeur d’un sein adolescent, des premières claques de filles, de profs, de flics. Ces jours d’avant, seule sauvegarde du disque usé de mon quotidien, je les rappelais souvent avec nostalgie. Parfois avec honte, de les avoir trahis. Lui pas, qui ricanait, déjà assuré de sa perte. Je me suis approché pour l’intimider. Pour le repousser, pour décrocher cette ternissure qui voilait mon avenir. Il en fit de même, habitué aux vaines promesses, aux plaintes répétées.

Tout est dans le regard, philosophait souvent le poivrot du troisième tabouret du bar d’en bas. Les yeux sont reflet de l’intérieur, répétait-il avant de s’écrouler. Foutaises ! Une âme regard qui dit bonjour, qui avoue son chagrin, qui éclate de rire, qui aime ? Rêveries sentimentales ! Je n’avais toujours vu que des yeux pleurer, briller, se moquer, parfois envier, souvent s’éteindre. Rien d’autre ! Je sais maintenant mon erreur. Accepter un regard offert, c’est pénétrer une propriété privée, contempler une nudité, effleurer la vérité. Découvrir une malle aux trésors, ou une boîte de Pandore. Tout est dans le regard, insistait mon compagnon de bouteille. In vino veritas.
Dans ma salle de bains, raison et folie s’affrontèrent ce matin-là. Arrête ce jeu stupide ! Résiste, ne baisse pas le regard ! Veni, vidi. Je suis resté. J’avais tout mon temps. Personne ne m’attendait. Sauf l’ANPE. ANPE ! un mot de vie réelle ça. Ma raison combattait donc encore. Je me suis rapproché du miroir, limite presbytie. Cet homme m’effrayait. M’attirait. Sa tête, c’était moi, ses yeux, encore moi, son air abattu, moi. Mais je ne voulais pas le reconnaître dans ce combat à perte de vue. Était-il l’ombre d’un matin mal reflété ? Ou un fantôme de l’avenir remontant ses tristes années pour hanter son passé ? Pour hanter mon présent. Ma colonne vertébrale se fit serpent, ma peur rampa. Le temps se figea au regard d’une terrible Gorgone annoncée. La déchéance. Mes yeux demeuraient libres, mais impuissants. Pupilles en point fixe, prison de libres pensées, corps tétanisé dans un espace immatériel. Je ressentais l’existence des choses, je ne les voyais plus, je ne les vivais plus. L’homme se terrorise à son regard. Soi-même, même soi, dans un monde identique, inversé. Un choix, vite ? Partir, à droite ! Et si l’envie lui venait de partir à gauche ? Pire, de ne pas partir ! Ma température baissa encore. Le serpent se transforma en hydre. Mille tentacules déchirèrent mon dos, quarante années de peur explosèrent sous leur succion. Et l’autre en face de moi, quel animal mythologique le retenait sur les rebords de son univers tourmenté ?
Je me souvins de la position de mes mains, arrimées au rebord du lavabo. Cette idée fixe devint l’ancre de ma réalité, l’espoir de mon salut. Il me fallait m’arracher de cette hypnotique fatalité. A l’aide ! Cri muet, je vivais seul. Très seul. Mes doigts se décrochaient, c’était une certitude. Cela devait être certitude. Les siens tentaient-ils de s’agripper, de m’entraîner de l’autre côté du miroir, dans son enfer ? Dans son devenir.
Un devenir que j’ai refusé. Ce matin-là. Les reflets n’ont pas de vie, seule la vie s’y reflète. Mes mains ont rejeté l’inacceptable, mes lèvres ont formé un mot dans le miroir. Un simple mot d’espoir. Non. Ce murmure, les copains, le bar, le monde entier, l’ANPE, tous l’ont entendu. Alors les atomes se sont rassemblés, la glace redevint verre et mon reflet se stabilisa. L’autre disparut. Mon visage apparût. Épis en bataille, plis d’oreiller sur la joue. Mon éternité quotidienne s’était retrouvée. Mes yeux de peur se détournèrent en pleurs dans le creux de mes paumes. Vici.
C’est un jeu dangereux de défier le reflet de son existence dans un miroir. Je ne pénètre plus dans cet ailleurs. Ni au bar d’en bas. L’air y est irrespirable et l’être qui s’y perdait m’est devenu parfaitement inconnu. Mais depuis, je laisse toujours entr’ouverte la porte de mon âme.

©RichardB – Petits destins – Nouvelles – Edition à venir

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2010 - Posted by | Mes Nouvelles

3 commentaires »

  1. Putain ! Sacré littérature !
    Avec tes mots et tous tes maux… j’te jure… Y aurait vraiment de quoi faire !
    Courage… et rage au cou… « Te casse don’ la tête » !!
    La sortie… pour tout le monde… est la même.

    ———————
    de RichardB : c’est « rien que » de la fiction. Comme la vie d’ailleurs 😉

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    Commentaire par R . B | 2006

  2. Amusant. Ce 1er commentaire montre que son auteur oublie la qualité première d’un écrivain.

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    Commentaire par isabelle mauvoisin | 2015

  3. J’aime beaucoup vos écrits. Délicate cette recherche de soi. Votre personnage se connait-il encore pour pouvoir véritablement revenir à lui ?

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    Commentaire par isabelle mauvoisin | 2015


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